Cependant, le travail sourd de Thérèse et de Laurent amenait des résultats. Thérèse avait pris une attitude morne et désespérée, qui, au bout de quelques jours, inquiéta madame Raquin. La vieille mercière voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors, la jeune femme joua son rôle de veuve inconsolée avec une habileté exquise ; elle parla d’ennui, d’affaissement, de douleurs nerveuses, vaguement, sans rien préciser. Lorsque sa tante la pressait de questions, elle répondait qu’elle se portait bien, qu’elle ignorait ce qui l’accablait ainsi, qu’elle pleurait sans savoir pourquoi. Et c’étaient des étouffements continus, des sourires pâles et navrants, des silences écrasants de vide et de désespérance. Devant cette jeune femme, pliée sur elle-même, qui semblait mourir lentement d’un mal inconnu, madame Raquin finit par s’alarmer sérieusement ; elle n’avait plus au monde que sa nièce, elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette enfant pour lui fermer les yeux. Un peu d’égoïsme se mêlait à ce dernier amour de sa vieillesse. Elle se sentit frappée dans les faibles consolations qui l’aidaient encore à vivre, lorsqu’il lui vint à la pensée qu’elle pouvait perdre Thérèse et mourir seule au fond de la boutique humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa nièce du regard, elle étudia avec épouvante les tristesses de la jeune femme, elle se demanda ce qu’elle pourrait bien faire pour la guérir de ses désespoirs muets.
En de si graves circonstances, elle crut devoir prendre l’avis de son vieil ami Michaud. Un jeudi soir, elle le retint dans la boutique et lui dit ses craintes.
— Pardieu, lui répondit le vieillard avec la brutalité franche de ses anciennes fonctions, je m’aperçois depuis longtemps que Thérèse boude, et je sais bien pourquoi elle a ainsi la figure toute jaune et toute chagrine.
— Vous savez pourquoi ? dit la mercière. Parlez vite. Si nous pouvions la guérir !
— Oh ! le traitement est facile, reprit Michaud en riant. Votre nièce s’ennuie, parce qu’elle est seule, le soir, dans sa chambre, depuis bientôt deux ans. Elle a besoin d’un mari ; cela se voit dans ses yeux.
La franchise brutale de l’ancien commissaire frappa douloureusement madame Raquin. Elle pensait que la blessure qui saignait toujours en elle, depuis l’affreux accident de Saint-Ouen, était tout aussi vive, tout aussi cruelle au fond du cœur de la jeune veuve. Son fils mort, il lui semblait qu’il ne pouvait plus exister de mari pour sa nièce. Et voilà que Michaud affirmait, avec un gros rire, que Thérèse était malade par besoin de mari.
— Mariez-la au plus tôt, dit-il en s’en allant, si vous ne voulez pas la voir se dessécher entièrement. Tel est mon avis, chère dame, et il est bon, croyez-moi.
Madame Raquin ne put s’habituer tout de suite à la pensée que son fils était déjà oublié. Le vieux Michaud n’avait pas même prononcé le nom de Camille, et il s’était mis à plaisanter en parlant de la prétendue maladie de Thérèse. La pauvre mère comprit qu’elle gardait seule, au fond de son être, le souvenir vivant de son cher enfant. Elle pleura, il lui sembla que Camille venait de mourir une seconde fois. Puis, quand elle eut bien pleuré, qu’elle fut lasse de regrets, elle songea malgré elle aux paroles de Michaud, elle s’accoutuma à l’idée d’acheter un peu de bonheur au prix d’un mariage qui, dans les délicatesses de sa mémoire, tuait de nouveau son fils. Des lâchetés lui venaient, lorsqu’elle se trouvait seule en face de Thérèse, morne et accablée, au milieu du silence glacial de la boutique. Elle n’était pas un de ces esprits roides et secs qui prennent une joie âpre à vivre d’un désespoir éternel ; il y avait en elle des souplesses, des dévouements, des effusions, tout un tempérament de bonne dame, grasse et affable, qui la poussait à vivre dans une tendresse active. Depuis que sa nièce ne parlait plus et restait là, pâle et affaiblie, l’existence devenait intolérable pour elle, la boutique lui paraissait un tombeau ; elle aurait voulu une affection chaude autour d’elle, de la vie, des caresses, quelque chose de doux et de gai qui l’aidât à attendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients lui firent accepter le projet de remarier Thérèse ; elle oublia même un peu son fils ; il y eut, dans l’existence morte qu’elle menait, comme un réveil, comme des volontés et des occupations nouvelles d’esprit. Elle cherchait un mari pour sa nièce, et cela emplissait sa tête. Ce choix d’un mari était une grande affaire ; la pauvre vieille songeait encore plus à elle qu’à Thérèse ; elle voulait la marier de façon à être heureuse elle-même, car elle craignait vivement que le nouvel époux de la jeune femme ne vînt troubler les dernières heures de sa vieillesse. La pensée qu’elle allait introduire un étranger dans son existence de chaque jour l’épouvantait ; cette pensée seule l’arrêtait, l’empêchait de causer mariage avec sa nièce, ouvertement.
Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie parfaite que son éducation lui avait donnée, la comédie de l’ennui et de l’accablement, Laurent avait pris le rôle d’homme sensible et serviable. Il était aux petits soins pour les deux femmes, surtout pour madame Raquin, qu’il comblait d’attentions délicates. Peu à peu, il se rendit indispensable dans la boutique ; lui seul mettait un peu de gaieté au fond de ce trou noir. Quand il n’était pas là, le soir, la vieille mercière cherchait autour d’elle, mal à l’aise, comme s’il lui manquait quelque chose, ayant presque peur de se trouver en tête-à-tête avec les désespoirs de Thérèse. D’ailleurs, Laurent ne s’absentait une soirée que pour mieux asseoir sa puissance ; il venait tous les jours à la boutique en sortant de son bureau, il y restait jusqu’à la fermeture du passage. Il faisait les commissions, il donnait à madame Raquin, qui ne marchait qu’avec peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis il s’asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d’acteur, douce et pénétrante, qu’il employait pour flatter les oreilles et le cœur de la bonne vieille. Surtout, il semblait s’inquiéter beaucoup de la santé de Thérèse, en ami, en homme tendre dont l’âme souffre de la souffrance d’autrui. À plusieurs reprises, il prit madame Raquin à part, il la terrifia en paraissant très-effrayé lui-même des changements, des ravages qu’il disait voir sur le visage de la jeune femme.
— Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des larmes dans la voix. Nous ne pouvons nous dissimuler qu’elle est bien malade. Ah ! notre pauvre bonheur, nos bonnes et tranquilles soirées !
Madame Raquin l’écoutait avec angoisse. Laurent poussait même l’audace jusqu’à parler de Camille.
— Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la mort de mon pauvre ami a été un coup terrible pour elle. Elle se meurt depuis deux ans, depuis le jour funeste où elle a perdu Camille. Rien ne la consolera, rien ne la guérira. Il faut nous résigner.
Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille dame à chaudes larmes. Le souvenir de son fils la troublait et l’aveuglait. Chaque fois qu’on prononçait le nom de Camille, elle éclatait en sanglots, elle s’abandonnait, elle aurait embrassé la personne qui nommait son pauvre enfant. Laurent avait remarqué l’effet de trouble et d’attendrissement que ce nom produisait sur elle. Il pouvait la faire pleurer à volonté, la briser d’une émotion qui lui ôtait la vue nette des choses, et il abusait de son pouvoir pour la tenir toujours souple et endolorie dans sa main. Chaque soir, malgré les révoltes sourdes de ses entrailles qui tressaillaient, il mettait la conversation sur les rares qualités, sur le cœur tendre et l’esprit de Camille ; il vantait sa victime avec une impudence parfaite. Par moments, lorsqu’il rencontrait les regards de Thérèse fixés étrangement sur les siens, il frissonnait, il finissait par croire lui-même tout le bien qu’il disait du noyé ; alors il se taisait, pris brusquement d’une atroce jalousie, craignant que la veuve n’aimât l’homme qu’il avait jeté à l’eau et qu’il vantait maintenant avec une conviction d’halluciné. Pendant toute la conversation, madame Raquin était dans les larmes, ne voyant rien autour d’elle. Tout en pleurant, elle songeait que Laurent était un cœur aimant et généreux ; lui seul se souvenait de son fils, lui seul en parlait encore d’une voix tremblante et émue. Elle essuyait ses larmes, elle regardait le jeune homme avec une tendresse infinie, elle l’aimait comme son propre enfant.
Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà dans la salle à manger, lorsque Laurent entra et s’approcha de Thérèse, lui demandant avec une inquiétude douce des nouvelles de sa santé. Il s’assit un instant à côté d’elle, jouant, pour les personnes qui étaient là, son rôle d’ami affectueux et effrayé. Comme les jeunes gens étaient près l’un de l’autre, échangeant quelques mots, Michaud, qui les regardait, se pencha et dit tout bas à la vieille mercière, en lui montrant Laurent :
— Tenez, voilà le mari qu’il faut à votre nièce. Arrangez vite ce mariage. Nous vous aiderons, s’il est nécessaire.
Michaud souriait d’un air de gaillardise ; dans sa pensée, Thérèse devait avoir besoin d’un mari vigoureux. Madame Raquin fut comme frappée d’un trait de lumière ; elle vit d’un coup tous les avantages qu’elle retirerait personnellement du mariage de Thérèse et de Laurent. Ce mariage ne ferait que resserrer les liens qui les unissaient déjà, elle et sa nièce, à l’ami de son fils, à l’excellent cœur qui venait les distraire, le soir. De cette façon, elle n’introduirait pas un étranger chez elle, elle ne courrait pas le risque d’être malheureuse ; au contraire, tout en donnant un soutien à Thérèse, elle mettrait une joie de plus autour de sa vieillesse, elle trouverait un second fils dans ce garçon qui depuis trois ans lui témoignait une affection filiale. Puis il lui semblait que Thérèse serait moins infidèle au souvenir de Camille en épousant Laurent. Les religions du cœur ont des délicatesses étranges. Madame Raquin, qui aurait pleuré en voyant un inconnu embrasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune révolte à la pensée de la livrer aux embrassements de l’ancien camarade de son fils. Elle pensait, comme on dit, que cela ne sortait pas de la famille.
Pendant toute la soirée, tandis que ses invités jouaient aux dominos, la vieille mercière regarda le couple avec des attendrissements qui firent deviner au jeune homme et à la jeune femme que leur comédie avait réussi et que le dénoûment était proche. Michaud, avant de se retirer, eut une courte conversation à voix basse avec madame Raquin ; puis il prit avec affectation le bras de Laurent et déclara qu’il allait l’accompagner un bout de chemin. Laurent, en s’éloignant, échangea un rapide regard avec Thérèse, un regard plein de recommandations pressantes.
Michaud s’était chargé de tâter le terrain. Il trouva le jeune homme très-dévoué pour ces dames, mais très-surpris du projet d’un mariage entre Thérèse et lui. Laurent ajouta, d’une voix émue, qu’il aimait comme une sœur la veuve de son pauvre ami, et qu’il croirait commettre un véritable sacrilège en l’épousant. L’ancien commissaire de police insista ; il donna cent bonnes raisons pour obtenir un consentement, il parla même de dévouement, il alla jusqu’à dire au jeune homme que son devoir lui dictait de rendre un fils à madame Raquin et un époux à Thérèse. Peu à peu, Laurent se laissa vaincre ; il feignit de céder à l’émotion, d’accepter la pensée de mariage, comme une pensée tombée du ciel, dictée par le dévouement et le devoir, ainsi que le disait le vieux Michaud. Quand celui-ci eut obtenu un oui formel, il quitta son compagnon, en se frottant les mains ; il venait, croyait-il, de remporter une grande victoire, il s’applaudissait d’avoir eu le premier l’idée de ce mariage qui rendrait aux soirées du jeudi toute leur ancienne joie.
Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en suivant lentement les quais, madame Raquin avait une conversation presque semblable avec Thérèse. Au moment où sa nièce, pâle et chancelante comme toujours, allait se retirer, la vieille mercière la retint un instant. Elle la questionna d’une voix tendre, elle la supplia d’être franche, de lui avouer les causes de cet ennui qui la pliait. Puis, comme elle n’obtenait que des réponses vagues, elle parla des vides du veuvage, elle en vint peu à peu à préciser l’offre d’un nouveau mariage, elle finit par demander nettement à Thérèse si elle n’avait pas le secret désir de se remarier. Thérèse se récria, dit qu’elle ne songeait pas à cela et qu’elle resterait fidèle à Camille. Madame Raquin se mit à pleurer. Elle plaida contre son cœur, elle fit entendre que le désespoir ne peut être éternel ; enfin, en réponse à un cri de la jeune femme disant que jamais elle ne remplacerait Camille, elle nomma brusquement Laurent. Alors, elle s’étendit avec un flot de paroles sur la convenance, sur les avantages d’une pareille union ; elle vida son âme, répéta tout haut ce qu’elle avait pensé durant la soirée ; elle peignit, avec un naïf égoïsme, le tableau de ses derniers bonheurs, entre ses deux chers enfants. Thérèse l’écoutait, la tête basse, résignée et docile, prête à contenter ses moindres souhaits.
— J’aime Laurent comme un frère, dit-elle douloureusement, lorsque sa tante se tut. Puisque vous le désirez, je tâcherai de l’aimer comme un époux. Je veux vous rendre heureuse… J’espérais que vous me laisseriez pleurer en paix, mais j’essuierai mes larmes, puisqu’il s’agit de votre bonheur.
Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise et effrayée d’avoir été la première à oublier son fils. En se mettant au lit, madame Raquin sanglota amèrement en s’accusant d’être moins forte que Thérèse, de vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuve acceptait par simple abnégation.
Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie eurent une courte conversation dans le passage, devant la porte de la boutique. Ils se communiquèrent le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se fiancer, le soir même.
Le soir, à cinq heures, Michaud était déjà dans le magasin, lorsque Laurent entra. Dès que le jeune homme fut assis, l’ancien commissaire de police lui dit à l’oreille :
— Elle accepte.
Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, les yeux impudemment fixés sur Laurent. Les deux amants se regardèrent pendant quelques secondes, comme pour se consulter. Ils comprirent tous deux qu’il fallait accepter la position sans hésiter et en finir d’un coup. Laurent, se levant, alla prendre la main de madame Raquin, qui faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes.
— Chère mère, lui dit-il en souriant, j’ai causé de votre bonheur avec M. Michaud, hier soir. Vos enfants veulent vous rendre heureuse.
La pauvre vieille, en s’entendant appeler « chère mère, » laissa couler ses larmes. Elle saisit vivement la main de Thérèse et la mit dans celle de Laurent, sans pouvoir parler.
Les deux amants eurent un frisson en sentant leur peau se toucher. Ils restèrent les doigts serrés et brûlants, dans une étreinte nerveuse. Le jeune homme reprit d’une voix hésitante :
— Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre tante une existence gaie et paisible ?
— Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous avons une tâche à remplir.
Alors Laurent se tourna vers madame Raquin et ajouta, très-pâle :
— Lorsque Camille est tombé à l’eau, il m’a crié : « Sauve ma femme, je te la confie. » Je crois accomplir ses derniers vœux en épousant Thérèse.
Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces mots. Elle avait reçu comme un coup dans la poitrine. L’impudence de son amant l’écrasa. Elle le regarda avec des yeux hébétés, tandis que madame Raquin, que les sanglots étouffaient, balbutiait :
— Oui, oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heureuse, mon fils vous remerciera du fond de sa tombe.
Laurent sentit qu’il fléchissait, il s’appuya sur le dossier d’une chaise. Michaud, qui, lui aussi, était ému aux larmes, le poussa vers Thérèse, en disant :
— Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles.
Le jeune homme fut pris d’un étrange malaise en posant ses lèvres sur les joues de la veuve, et celle-ci se recula brusquement, comme brûlée par les deux baisers de son amant. C’étaient les premières caresses que cet homme lui faisait devant témoins ; tout son sang lui monta à la face, elle se sentit rouge et ardente, elle qui ignorait la pudeur et qui n’avait jamais rougi dans les hontes de ses amours.
Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent. Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but qu’ils poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut réglé le soir même. Le jeudi suivant, le mariage fut annoncé à Grivet, à Olivier et à sa femme. Michaud, en donnant cette nouvelle, était ravi ; il se frottait les mains et répétait :
— C’est moi qui ai pensé à cela, c’est moi qui les ai mariés… Vous verrez le joli couple !
Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. Cette pauvre créature, toute morte et toute blanche, s’était prise d’amitié pour la jeune veuve, sombre et roide. Elle l’aimait en enfant, avec une sorte de terreur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la nièce, Grivet hasarda quelques plaisanteries épicées qui eurent un succès médiocre. En somme, la compagnie se montra enchantée, ravie, et déclara que tout était pour le mieux ; à vrai dire, la compagnie se voyait déjà à la noce.
L’attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et savante. Ils se témoignaient une amitié tendre et prévenante, simplement. Ils avaient l’air d’accomplir un acte de dévouement suprême. Rien dans leur physionomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs, les désirs qui les secouaient. Madame Raquin les regardait avec de pâles sourires, avec des bienveillances molles et reconnaissantes.
Il y avait quelques formalités à remplir. Laurent dut écrire à son père pour lui demander son consentement. Le vieux paysan de Jeufosse, qui avait presque oublié qu’il eût un fils à Paris, lui répondit, en quatre lignes, qu’il pouvait se marier et se faire pendre, s’il voulait ; il lui fit comprendre que, résolu à ne jamais lui donner un sou, il le laissait maître de son corps et l’autorisait à commettre toutes les folies du monde. Une autorisation ainsi accordée inquiéta singulièrement Laurent.
Madame Raquin, après avoir lu la lettre de ce père dénaturé, eut un élan de bonté qui la poussa à faire une sottise. Elle mit sur la tête de sa nièce les quarante et quelques mille francs qu’elle possédait, elle se dépouilla entièrement pour les nouveaux époux, se confiant à leur bon cœur, voulant tenir d’eux toute sa félicité. Laurent n’apportait rien à la communauté ; il fit même entendre qu’il ne garderait pas toujours son emploi et qu’il se remettrait peut-être à la peinture. D’ailleurs, l’avenir de la petite famille était assuré ; les rentes des quarante et quelques mille francs, jointes aux bénéfices du commerce de mercerie, devaient faire vivre aisément trois personnes. Ils auraient tout juste assez pour être heureux.
Les préparatifs de mariage furent pressés. On abrégea les formalités autant qu’il fut possible. On eût dit que chacun avait hâte de pousser Laurent dans la chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin.
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